#3 Chemin

Le champ de blé était déjà à moitié cramé quand Henry se décida enfin à appeler les pompiers. Faut dire que c’était assez contraignant de ne pas savoir parler la langue d’un pays quand il fallait prévenir les secours.

_Hola…euh… habla frances? no….ingles?….Raaaah putain euuuuh. Un momento por favor. Il mit sa main sur le combiné et me demanda un peu paniqué _Putain comment il disait quoi déjà ton traducteur là pour “On a eu un accident et il y a un incendie”? _Tu sais que ça ne marche pas avec des smartphones ton truc, faut que tu coupes le micro. _Ah putain oui. Bon façon on s’en fout ils parlent pas français, du coup dis-moi bordel. Je rigolai un instant puis je ressortis mon téléphone, ouvert sur une application de traduction que je n’avais pas utilisée depuis des années, surement depuis mon dernier partiel d’Espagnol d’ailleurs.

_Hemos tenido un accidente y ha habido un incendio.

Henry me regarda décontenancé pendant quelques secondes et sans me quitter des yeux il se mit à bafouiller avec un accent qui aurait fait pâlir les pires imitateurs de France et de Navarre : _Alors euh siii habemos un acident y habibo una incendio….Quoi? Rhaaaa INCENDIO ! Bordel. Je ne pus m’empêcher de m’esclaffer et de lâcher un moqueur “Franchement presque Duolinguo”. Henry par contre ne rigolait pas du tout _Putain, mais au lieu de faire le con viens m’aider là, amène ton téléphone, merde me laisse pas comme ça.

Quelques minutes plus tard, Henry raccrocha non sans lâcher un souffle long et évocateur de la torture linguistique qu’il venait de vivre.

_Okay bon ils ont fini par me passer une pompière qui parlait anglais et qui a pu comprendre, ils sont là dans 10 minutes grand max. Enfin d’après ce que j’ai compris. _Bon, et ils t’ont dit ce qu’on devait faire en attendant? Henry commença par s’asseoir par terre, le dos posé contre ce qu’il restait de notre voiture de location. _D’après elle, tant que l’incendie se contente du champ on ne risque pas grand-chose. Les agriculteurs font souvent ça dans le coin visiblement pour assainir les terres ou je ne sais pas quoi. Ce qui les inquiétait plus c’était notre état et celle de la voiture, mais je l’ai rassuré, je pense. Nous prîmes tous les deux quelques secondes pour admirer le carnage. Notre voiture était maintenant retournée et gisait sur le bas-côté, à la lisière d’un champ de blé qui continuait peu à peu de se consumer. Si la voiture était en piteux état, nous étions pour notre part miraculeusement indemnes. Au point où nous étions sortis du véhicule tout naturellement comme si l’on s’était juste garé nonchalamment sur un parking d’un supermarché.

Henry fit tourner son téléphone quelques instants dans sa main avant de se relever. _Je ne comprends toujours pas comment l’incendie a pu se déclencher. Je veux dire, il n’y a littéralement rien qui produisait une flamme. On a juste fait un tonneau…J’insiste bien sur le “juste”.

_Moi non plus, répondis-je. Il faut bien croire qu’on ne le saura vraiment jamais. En tout cas, ce qui est sûr, c’est qu’on va se faire défoncer par le fermier et les pompiers.

Henry qui me faisait maintenant dos commença à marcher lentement le long de la lisière du champ. Quelques secondes passèrent avant que mon meilleur ami ne fasse un brusque demi-tour.

_TU CROIS?! Qu’est-ce que t’as branlé putain! Je t’avais dit de prendre à droite! De prendre “El camino”

Un peu sonné par son brusque changement de ton, je tentais quand même tant bien que mal de me défendre

_Attends attends calmos. El quoi ?

_El camino putain, le chemin quoi! Pourquoi il a fallu que t’ailles tout droit crétin!

_Aaaaaaaah c’était ça el Camino. Moi qui pensais que tu me parlais d’un nom de bled ou pire d’une planète de Star Wars.

_Mais je rigole pas putain!

_Attends, tu vas pas me faire de cours de langue maintenant alors que y’a pas 10 minutes t’as même pas réussi à redire une phrase à l’oral!

_Mais on s’en branle putain! On est baisés là, qu’est-ce que tu n’arrives pas à comprendre! On a niqué la voiture, on a surement démarré un incendie et on est paumé en pleine cambrousse alors qu’on est deux bites en espagnol. Putain et puis tu sais quoi, va te faire foutre!

Henry, dont les larmes étaient déjà en train de faire du par-dessus bord au niveau de ses yeux, se retourna brusquement et se mit à détaler en direction de la route au-dessus de nos têtes.

_Où tu vas putain Henry, viens on parle là. _Je me casse! T’as qu’à te démerder avec ton traducteur à la con pour leur expliquer la situation! Tiens traduis moi ça, CABRÓN !

Alors que la tête d’Henry disparut derrière un talus, je me retrouvais bientôt seul, au milieu du désert espagnol, une Peugeot 3008 retournée et un incendie qui dévorait lentement tout un champ. Alors que le bon sens aurait voulu que je m’effondre moi aussi face à une telle situation, c’est bien un rire nerveux qui est sorti de ma bouche, suivi d’un :

_Putain j’espère qu’elle valait vraiment le coup cette fille.

Henry ne bouda pas longtemps et je vis bientôt sa gueule d’ange réapparaitre au-dessus du talus. Alors qu’il s’approchait doucement de moi, son regard fuyant n’osait pas me regarder en face. _Bon écoute mec je suis désolé, j’ai craqué là. Ça ne sert à rien de se prendre la tête sur ça. Tu t’es trompé de chemin et on a eu un accident. La belle affaire putain, on est en vie! Et puis je sais qu’à la base c’est pour me rendre service que tu m’as accompagné dans ce périple pour elle… je suis con putain, maintenant c’est foutu de toute façon et…

Je ne lui laissai pas le temps de finir sa phrase et je le pris dans mes bras. Durant notre accolade, on entendit bientôt plus que le crépitement du feu ainsi qu’au loin les sirènes du camion de pompier. Tout en desserrant mes bras, je regardai mon pote dans les yeux et lui dit :

_T’inquiètes pas Riton. On est ensemble dans cette merde et on va s’en sortir. Et puis arrête de dire de la merde, je suis sûr qu’elle va t’attendre. Attendre t’as fait 300 km pour la voir et tu viens de te taper une cascade digne d’un Fast and Furious . Dès qu’on trouve un peu plus de réseau, tu vas lui envoyer un beau petit message en t’excusant et en lui disant que si elle veut bien rire ce soir, qu’elle te retrouve à la caserne du village.

Henry se mit à rire alors que le camion n’était plus qu’à une centaine de mètres de nous, sirènes hurlantes. _Dis-moi, tu sais comment on dit “Je peux monter dans le camion monsieur” en espagnol ?