#1 Rêve

L’ambiance était lourde dans la salle d’interrogatoire du commissariat de Montréal. Seul le bruit rutilant et monotone du ventilateur au plafond empêchait la pièce d’être l’une de ses chambres sourdes, sans bruit et qui rendent fou au bout de quelques minutes. L’inspecteur soupira une nouvelle fois. Il arrêta de se basculer sur sa chaise et se leva d’une traite. Il en profita pour écraser sa cigarette dans le cendrier estampillé “POLICE DE MONTRÉAL” qui se trouvait sur devant lui. Toujours debout, l’homme prit alors une profonde inspiration avant de poser ses mains aux extrémités de la table.

_Bon, on reprend. Raconte-moi tout depuis le début. Et quand je dis tout, c’est vraiment tout. Tu n’as pas intérêt à omettre que tu t’es gratté les couilles en allant chercher ton estie de latte ou ce que t’as bouffé le soir. Compris?!

En face de lui, le jeune homme n’en menait pas large. Sorti de sa torpeur dans laquelle il était plongé depuis quelques minutes, son pied gauche avait recommencé à tapoter le sol. Son regard croisa celui du flic et il ne put s’empêcher de détourner les yeux.

Il balbutia d’une voix fluette

_ Mais…mais puisque je vous dis que je ne comprends pas ce que…

Il ne put finir sa phrase.

_Je pense que t’as pas bien compris le merdier où tu t’es foutu là mon gars! Et surtout tu penses bien que j’avais autre chose à foutre que de te faire cracher les vers du nez à 5h du mat’!

L’inspecteur fouilla dans sa poche. Il sortit une sorte de petit monolithe noir sur lequel il tapota nerveusement. Un bip se fait entendre puis une lumière rouge se mit à clignoter sur le dessus de l’appareil. L’inspecteur posa ce que le jeune homme reconnut vite comme un dictaphone au milieu.

_Du coup, depuis le début. Hier matin. Et t’as intérêt à ne rien oublier, je te le dis! Allez go !


Quelques heures plus tard, l’inspecteur sortit de la salle, visiblement exaspéré par ce qu’il venait de s’y dérouler. Il fit quelques pas et se dirigea machinalement vers le point stratégique du poste qui n’avait pas encore été pris d’assaut.

Il fit jouer quelques pièces avec la face de cette bonne vieille Elizabeth II dans la machine en face de lui. Il ne put s’empêcher de penser qu’avec sa mort, une nouvelle ère avait commencé. C’est peut être pour ça que tout partait en couilles, se dit-il. Il appuya sur un gros bouton circulaire, presque entièrement transparent. Il y a encore quelques années, on pouvait y deviner un petit dessin d’une tasse de café, se rappela l’inspecteur. Mais aujourd’hui avec l’usure et le poids des milliers d’index de flics qui s’était posé sur lui depuis des années, seuls les plus anciens pouvaient encore savoir cela. Au bout de quelques instants, un verre en plastique blanc apparu dans l’emplacement attendu. L’inspecteur soupira, il se demanda pourquoi le commissariat ne prenait pas la peine de foutre de véritables gobelets en carton au lieu de ses merdes, des gobelets avec un plastique si fin que chaque boisson chaude vous brulez les doigts. Mais il avait trouvé l’astuce. Il se baladait depuis quelques mois avec une tasse vide d’un vieux café Tim Hortons pour pouvoir au moins déguster son breuvage brulant sans avoir à attendre 20 min que le gobelet atteigne une température supportable.

Alors qu’il avala, non sans un certain dégout, son jus de chaussette du jour, il aperçut les premiers troupeaux de képis qui passaient la porte d’entrée du poste. 7h58, ses collègues du jour commençaient tout juste leur quart et s’empressaient de se diriger vers leurs bureaux respectifs.

L’une d’elles s’interrompit dans sa course quand son regard croisa les yeux cernés de l’inspecteur.

_Hey Gérard ! Ça va bien? T’as l’air encore décalqué mon pauvre!

Gérard ne répondit que par un bref et guttural gémissement avant de répondre. _Mmmh allô Josée. Mauvaise nuit.

La policière ne sut pas trop quoi répondre face à ce faible élan de sociabilité. Elle resta silencieuse le temps d’une respiration avant d’enchainer.

_Hey, t’as vu le bordel ce matin devant le poste? Les caméras, le chef qui a organisé une conférence de presse pour 10h… Il parait même que la Mairesse est en route. Putain je sais pas ce qu’il se passe, mais je n’aimerai pas être la personne sur qui ça va tomber ct’affaire là!

Un clignement d’œil plus tard, elle se retrouva avec un paquet de feuilles imprimées dans les mains.

_Attends me dis pas que…, commença-t-elle.

_Tu as deviné. Je te laisse lire et te faire un avis. Moi pendant ce temps je bois mon café et je repose mon esprit.

Encore un peu abasourdie, Josée s’assit sur une chaise proche et commença sa lecture :


RETRANSCRIPTION DE L’INTERROGATOIRE DE MR TONY POCORLO

POCORLO: Comme tous les matins, je me suis réveillé. Mais ce n’était pourtant pas un matin comme les autres. Je veux dire, mais pour une fois, je me suis rappelé de mon rêve. Ça peut vous paraitre con, mais je ne me souviens jamais de mes rêves. Genre pas un seul. Je ne dis pas que je ne rêve pas, non non. Mais tous les matins, du moment où j’ouvre les yeux, c’est erreur 404 dans ma tête. Sauf que moi j’aimerai me souvenir. C’est même le petit rituel de ma blonde. Chaque matin lorsqu’elle se réveille, elle prend le temps, même si elle est en retard au boulot ou qu’elle doit vite aller pisser, de me dire ‘FAUT QUE JE TE RACONTE MON RÊVE’. Et chaque matin c’est la même chose, j’ai l’air si con lorsqu’elle me demande “Hey toi mon cœur?”. Je suis tenté des fois d’inventer un truc histoire de ne pas paraitre plate as fuck. Mais rien n’y fait. Du coup quand hier matin je me suis réveillé avec une histoire en 3 actes, des images précises en tête. J’étais si heureux putain. J’en ai même réveillé ma femme. Je me suis pris une des ses volées, je vous raconte pas…

INSPECTEUR GÉRARD: À quel moment t’as cru que j’étais ton pote calisse! Je croyais t’avoir dit de ne pas divaguer . Va à l’essentiel !

POCORLO : Oui, pardon inspecteur… Donc, je réveille ma femme, et je lui raconte mon rêve.


La policière marqua une pause dans sa lecture. Elle leva les yeux vers Gérard et lui demanda :

_Attends, je ne comprends pas, qu’est-ce que ça vient foutre dans le bordel qui…

Gérard sirota une nouvelle gorgée de cette immondice que certains fabricants avaient osé appeler “café espresso arabica 100%” sur une étiquette.

_Continue de lire Josée, crois-moi.

La policière souffla tout en levant les yeux au ciel et reprit sa lecture.


POCORLO : Dans mon rêve, je me trouvais dans une forêt. Jusque là rien d’anormal. J’imagine qu’un paquet de gens doivent rêver d’une forêt, d’une plage, d’une montagne ou je ne sais quel autre lieu à la con histoire de méditer, de s’échapper de la réalité. Bref, le rêve chiant. Mais alors que je marchais dans cette forêt, je me suis retrouvé nez à nez avec une de ces bestioles qu’on voit partout là. Un raton-voleur.

INSPECTEUR GÉRARD: Un raton laveur triple idiot.

POCORLO : Non non, je vous jure que là c’était bien un raton voleur. Il s’est présenté comme ça. Il avait même une petite tenue de voleur avec un bonnet et…

INSPECTEUR GÉRARD: Tu te fous de ma gueule c’est ça ?

POCORLO : Mais vous m’avez dit de tout vous raconter en détail !

INSPECTEUR GÉRARD : mmmmmh…Continue.

POCORLO : Ouais du coup le raton voleur me dit qu’il me cherche depuis des années et qu’il a un plan pour le braquage du siècle. Il me demande si j’en suis avant de m’en dire plus. Donc moi bien sûr je lui réponds que j’en suis attends, ce n’est pas tous les jours que…oui pardon je continue. Du coup il est tout content et il m’emmène dans son repaire, une espèce de petite cavité entre deux arbres, où il cumule un peu tout son butin. Il y a de tout, c’est un vrai cabinet de curiosités pour voleur : des cônes orange, des sacs à dos, des bijoux, des futs de bières, bref. Arrivé là-bas, il me fait m’asseoir sur un petit tronc et il me dit texto : “On va braquer le véritable trésor du Canada. Encore mieux que la planche à billets, des lingots d’or ou des bijoux de la couronne“. Donc moi je suis tout ouïe. Et là il m’expose son plan…


À mesure que l’agente Josée tourne les pages de la déposition, elle ne peut s’empêcher de retenir des rires et des regards d’incompréhension vers Gérard qui se contente de regarder dans le vide, impassible. Après plusieurs longues minutes, Josée prend la parole :

_Ahahah mais quel ramassis de conneries ! Ce mec a beaucoup d’imagination. Donc tu as passé ta nuit à écouter les inepties d’un mec qui a fait un rêve bizarre ? T’as fait une connerie pour subir une pareille punition ? Je comprends que tu ne sois pas d’humeur.

Le café de Gérard était terminé depuis longtemps, mais il n’avait pas pu s’empêcher de sortir sa vapoteuse même s’il s’était promis d’arrêter. Mais vu la nuit qu’il venait de passer et les prochaines nuits blanches qui s’en venaient, il n’était pas contre un petit remontant mortel.

_Tu as lu la dernière page ? finit-il par demander. _Non, honnêtement, après tellement de pages de ces conneries plus loufoques que les autres j’ai du mal à suivre. Je me suis arrêté quand il parle du système d’aspirateur géant et de Bill Murray blessé dans un Fast-food qui leur dit de continuer sans lui. _Mmmmh. Lis la dernière page. _T’es sûr ? Je ne vois pas ce que … _Lis. On parle après, conclut l’inspecteur, tout en tirant de nouveau sur sa vapoteuse.


POCORLO : …Et en effet, il suffisait de tourner dans les sens des aiguilles d’une montre en ne prenant que les chiffres impairs une fois sur deux pour déverrouiller la porte du coffre. Bam! Le tour était joué!“ L’explication du raton me laissait pantois. Mais alors que j’allais monter dans le jet privé qui nous attendait, le raton m’a pris à parti pour me dire “Écoute mec t’as fait du bon boulot et tu t’es pas dégonflé quand on s’est fait attaqué par ces yakuzas en roller, je vais te dire où je vais planquer tout ça…” Et là.

INSPECTEUR GÉRARD : …Et là quoi? Putain abrège j’en peux plus.

POCORLO : Bah je me suis réveillé. silence

INSPECTEUR GÉRARD :… ATTENDS QUOI ? TU TE FOUS DE MOI ?!

POCORLO : Bah non je vous jure j’ai tout raconté. Et du coup quand je me suis réveillé; j’ai tout raconté à ma femme qui a trouvé ça marrant. Du coup j’ai fait un post sur Mastodon pour faire marrer les copains. Puis j’ai passé ma journée et ma soirée tranquillement à ne rien branler, sans même y penser. Et le seul autre truc hors du commun, bah c’est quand vous avez défoncé ma porte à 3h du mat pour me sortir du lit en calbar. Et je me suis retrouvé là. Et franchement je trouve que ce n’est pas des métho…

INSPECTEUR GÉRARD: FUCK, mais… IL EST OU LE MAGOT ?! OU EST PASSÉE LA RÉSERVE STRATÉGIQUE!?

POCORLO : Mais… Attendez c’était juste un rêve. Bordel qu’est ce que je fous là à la fin!

INSPECTEUR GÉRARD : Je vais te dire ce qu’il se passe, espèce d’innocent. Pour que tu te rendes bien compte de la merde dans laquelle tu es. Il se trouve qu’il y a à peine quelques heures, la réserve stratégique du Canada s’est faite braquée. POUF! Des centaines de milliers de barils qui se sont volatilisés comme ça! Sans aucune trace! Et je te laisse deviner quel con s’est vanté d’un tel exploit sur Twitter.

POCORLO : Alors ce n’était pas Twitter, mais Mastod…

Cris de l’inspecteur suivi d’un fracas

Fin de l’enregistrement.


_Attends attends je comprends rien là. Tu veux dire que ce gamin a fait un rêve… qui s’est réalisé?

_Dans le moindre détail, admit Gérard. Aussi loufoque et impossible que cela puisse paraitre. J’ai encore du mal à croire qu’on a reçu un appel d’un employé d’AW pour nous dire qu’il a retrouvé un Bill Murray agonisant, avec une plaie ouverte partiellement recouverte de moutarde miel.

_Mais ces quoi ces conneries! Tu ne vas pas me dire que tout cela est vrai parce qu’un bouseux l’a rêvé.

Gérard se mit à tirer de plus en plus nerveusement sur sa vapoteuse. L’odeur d’un mélange immonde de tabac et d’un agrume chimique commençait à sérieusement emplir l’atmosphère autour de la machine à café.

_Je sais bien Josée, mais je ne peux pas te dire autre chose que…si, c’est arrivé.

La policière posa le paquet de feuilles sur la chaise le plus proche et prit le temps de respirer un coup. Puis ce fut le déclic, la seconde d’après, l’agente se releva d’un coup en criant : _MAIS ATTENDS !? La réserve stratégique…tu veux dire que ?!

Gérard ne put s’empêcher de réprimer un petit sanglot.

_….Oui. On a plus de sirop d’érable putain.


Au bout de quelques heures et après avoir vérifié auprès de sa femme son alibi, la police fut bien obligée de laisser partir le jeune homme, non sans quelques jurons et menaces de la part de l’inspecteur. Celui-ci encore un peu dérouté de sa nuit passée au poste, erra quelques minutes dans la rue avant de rejoindre la bouche de métro la plus proche. Alors qu’il attendait la prochaine voiture assis sur un banc, il ne put s’empêcher de lire les manchettes qui défilaient sur l’écran d’informations devant lui.

BRAQUAGE DE LA RÉSERVE STRATÉGIQUE : Près de 5,1 millions de gallons de sirop d’érable volatilisés. Où est passé l’or liquide du pays?

Le premier ministre Canadien appelle à l’état d’urgence et demande aux Canadiens de rester calme et de ne pas se ruer dans les magasins. Un service de rationnement sera mis en place dans les prochains jours.”

Le visage du premier ministre s’effaça cependant rapidement pour laisser place à un extrait d’horoscope.

Gémeaux : C’est le moment de croire en vos rêves! Peut-être que ceux-ci se réaliseront plus tôt que vous ne le pensez”

Tony ne put s’empêcher de rire aux éclats avant de lâcher un petit “Va te faire foutre”. Alors que sa rame finit par arriver, il se releva et il remit instinctivement son bonnet noir qui ne le quittait jamais avant de disparaitre dans la masse.