Recouvrement

Lorsque je montai en observation ce soir-là, je déchantai rapidement.

La Vague s’était considérablement rapprochée. Une bonne partie de la rive gauche avait disparu, submergée. Le recouvrement aurait probablement lieu le jour suivant.

J’espérais que la crypte suffirait à me protéger. Je ne voyais malheureusement pas d’alternative à la simple attente : devant éviter le soleil, ne sachant pas où la Vague s’arrêterait si seulement elle s’arrêtait, je n’aurais été nulle part plus en sécurité qu’ici-même, au sein de cette Cathédrale dont je connaissais le moindre recoin.

J’avais maintes fois hésité à aller voir concrètement à quoi ressemblaient les dessous de cette voûte qui allait bientôt tout engloutir mais je préférais ne pas prendre de risques inconsidérés. Je craignais, plus que tout, de trahir ma présence. Je n’avais même pas osé toucher au Matériau qui recouvrait les câbles.

Le lendemain en milieu de matinée, l’éclairage qui provenait du dehors s’affaiblit soudainement. Je descendis aussitôt et me barricadai dans une cuvette de pierre que je recouvris de larges planches récupérées à cette fin des quartiers du prêtre, au plus profond de la crypte.

Vers midi, alors que j’étais en pleine tentative de repos, un étrange bruit de succion se fit entendre, accompagné d’un bref craquement. Puis plus rien.

Incrédule, je demeurai dans mon abri jusqu’à la tombée du jour, puis me décidai à remonter. L’intérieur de la nef n’avait pas bougé.

Attendant qu’il fût 23 heures pour plus de sûreté, une barre de caddie dans une main et mon canif dans l’autre, je respirai profondément, défis la barricade mise en place contre la porte principale et entrouvrit légèrement cette dernière. Pas de déferlement de Matériau. Aucun bruit à l’extérieur. J’attendis que mes battements de cœur reviennent à la normale, les sens toujours aux aguets, puis ouvris plus largement la porte, risquant enfin ma tête dans l’ouverture.

Le Matériau s’arrêtait net à une dizaine de mètres du portail de la Cathédrale - comme si un champ de force l’avait empêché de passer outre.

Devant moi s’alignaient des Piliers à intervalles réguliers, aux colonnes s’élargissant légèrement à la base et au sommet, de couleur blanchâtre, aux pulsations organiques, à perte de vue. Tout le reste : maisons, rues, véhicules, monuments... avait disparu.

Le ciel n’était plus visible. Mon univers était désormais muni d’un plafond diffusant sa lueur verdâtre à une centaine de mètres de hauteur. Je compris soudainement l’origine du bruit perçu une douzaine d’heures plus tôt : la flèche de la Cathédrale avait été brisée en son milieu - absorbée, plutôt, aucune trace de débris n’étant repérable aux alentours. Si je m’aventurais à y monter, je pourrais à coup sûr toucher la Voûte.

Je contournai précautionneusement la façade, restant au plus près de l’édifice. Après avoir écouté encore quelques temps les environs afin de m’assurer qu’il n’y avait pas de danger imminent, je grimpai lestement jusqu’au sommet de la tour de Beurre.

Les Piliers barraient mon champ de vision comme une forêt dont le plafond de Matériau eût constitué la canopée ; à cette hauteur, je distinguais nettement la Voûte onduler comme la paroi d’un immense ventre. Les Tubes avaient disparu du paysage. Nul oiseau, nul rongeur perceptible aux environs. Je redescendis, l’humeur sombre, et regagnai l’intérieur de la Cathédrale.

Ne plus avoir à me cacher ni me préoccuper du bruit que je pouvais faire me perturbait ; je ne pus m’empêcher de rejoindre les quartiers du prêtre avec une certaine appréhension, marchant malgré moi avec toutes les précautions d’usage. Ayant pris une légère collation et vérifié avec soulagement que l’eau coulait encore dans l’évier de la cuisine, je commençai à remplir de ce précieux liquide tous les récipients - bouteilles, bocaux, casseroles - que je pus trouver, les recouvrant soigneusement avant de les disposer au fond d’un placard au préalable parfaitement nettoyé. Cela ne me permettrait pas de tenir bien longtemps en cas de coupure franche, mais cela augmenterait déjà mon horizon de vie de quelques semaines. Je prévoyais de renouveler cette eau régulièrement afin de m’assurer de sa potabilité ; ce que je jetterais ne serait pas perdu, puisque je pourrais me laver avec.

Tervigersant ensuite jusque tard dans la nuit, je finis par me décider à ressortir. Peut-être, en touchant le Matériau, allais-je déclencher un signal d’alerte. Mais il allait bien falloir étudier tôt ou tard mon nouvel environnement, si je voulais survivre à terme. Mon repas de la veille m’avait redonné toutes mes forces, je débordais d’énergie, autant ne pas la gâcher.

Je mis un pied dessus. C’était ferme mais plus comme du lino que comme du métal ou de la pierre. Une sensation de « quasi-organique », comme une peau de lézard géant.

Ayant attendu une bonne dizaine de minutes sans plus bouger, tous mes sens en alerte, osant à peine respirer, je posai mon second pied sur la surface.

L’ensemble demeura, sinon complètement inerte (de légères vibrations se faisaient ressentir), du moins parfaitement immobile.

Retrouvant peu à peu mon assurance, je décidai de poursuivre ma progression et m’approchai précautionneusement d’un Pilier afin d’en examiner de plus près la structure. Il n’y avait pas de rupture de continuité, rien qui indiquât que là cessait le sol et là commençait le pilier. C’était tout bonnement la même chose - ou, peut-être, le même être.

Je ne me sentais toutefois pas vraiment comme dans les intestins d’un animal ; plutôt comme au sein de quelque chose entre la pierre et le végétal. Une grotte qui eût poussé comme une plante. Les rainures qui striaient le sol en damier géant prenaient une courbure au voisinage des piliers ; celle-ci se muait peu à peu en anneaux réguliers qui enserraient les troncs. Je finis par retrouver ce à quoi cet ensemble me faisait penser : à la représentation usuelle des trous de ver.